Des copains cool

À travers ce propos et cette page, je veux parler des frères Korso, Salah et Belaïd, qui m’avaient offert leur amitié quand j’étais un enfant marginalisé et martyrisé dans mon quartier… Comme l’école du village était ouverte tardivement, deux années après l’échec du maquis kabyle, la fameuse et honteuse capitulation du FFS en 1965 tournée en victoire, on avait inscrit pêle-mêle tous les enfants en âge d’aller à l’école, des petits de six ans avec des aînés de plusieurs années. 

Je veux surtout parler de Salah pour la bonne chose qu’il m’avait fait decouvrir : mon amour pour la langue française. Jusqu’en CM1, j’étais un vrai cancre. En fait, je me cassais la tête à apprendre. En vain. Toutefois je tiens à rappeler qu’en CE2, j’étais violenté par un inspecteur. Il m’appelle au tableau et me fait lire « VO ». Je pronone mal le « O ». Au lieu de se prendre au maître ou m’apprendre à le prononcer, à la deuxième fausse prononciation, il me tire l’oreille gauche vers le haut, de toute sa force, un bon moment, devant toute la classe, malgré mes gémissements de douleur puis mes pleurs. Si j’avais des problèmes orthophoniques, me l’aurait-il arrachée ? Le lâche, il était là pour corriger l’instituteur, mais il s’en prend aux pauvres élèves sans défense. Franchement et je m’en fous de ce que diront les « bien-pensants », si je rencontre cet homme, certainement une personne très âgée, peu importe son état de santé, je lui tirerai l’oreille jusqu’à lui faire tirer des plaintes.

Voici un cas d’un maître exemplaire,  une femme. En 5ème, Mlle Amrouche, enseignante d’histoire et géographie, m’appelle au tableau et me demande de lui citer les pays frontaliers de l’Algérie. Après la Tunisie, je nomme l’Égypte et la Syrie… Elle m’arrête, me regarde bien dans les yeux puis me dit de regagner ma place. Elle refait le cours depuis le début, juste à cause de moi, car beaucoup d’élèves le connaissait. Quelle honte pour moi ! Là, c’est une faute et bien que je mérite une gifle et que les enseignants avaient l’autorisation de brutaliser les élèves fautifs, elle ne fait rien, juste un regard. Je voulais m’en racheter. Je n’ai pas eu cette chance : elle était partie rapidement, sans que l’on sût la raison. Quelques années plus tard, l’Histoire et la géographie sont devenues mes matières préférées au point que, sans fausse modestie, j’avais en tête la carte de deux tiers des pays de la planète avec les centres géostratégiques, à ce jour. Je ne peux pas expliquer cet engouement à ces deux matières, notamment l’Histoire qui m’a inoculé le virus de l’égyptologie. Était-ce la réaction de Mlle Amrouche, cette grande dame ? Peut-être. Je vous en remercie Mlle Amrouche.

Toujours en CE1, l’instituteur d’arabe, chéri de tous, que moi je n’aimais pas, parti draguer sa collègue, nous laisse en classe sous la surveillance d’une fille, D. K***. Les coriaces ont chahuté la classe, parmi eux Salah. Je ne me rappelle pas être de la meute puisque je n’avais personne avec qui parler. Disons, j’ai dû en prendre part comme beaucoup d’autres, mais d’une manière moindre. Le maître arrive en courant et demande à la fille qui était responsable de tout ce chahut. Celle-ci me désigne sans hésiter. Elle ne pouvait pas nommer les coupables, de vrais coriaces. J’étais gentil, doux, charmant, effacé, et un des cousins de cette fille, A. K***, racontait des bêtises sur moi, alors j’étais tout désigné. Je réfute l’accusation. Il me demande citer le ou les autres coupables. Je ne pouvais, on me tuerait.  Le maître qui n’en avait cure de mon innocence m’admoneste une série de gifles au point qu’un moment je ne sentais plus mes joues. Mes pleurs non plus ne l’ont pas dissuadé, le lâche. Comme dans les cours d’islam, on nous montrait des images d’humains que le maître de l’Enfer brûlait par les bouts des orteils, faisant porter à d’autres un rocher sur le dos, des images terrorisantes, je détestais tout ce qui était arabe, islam et français, voire tout ce qui était école. Je comptais sans Salah.

Salah était le meilleur élève, l’artiste du français. Je l’ai rarement vu avec un cahier entre les mains, ce que tous les autres faisaient surtout à l’approche des examens. Il écoulait son temps à jouer à Tikar, une sorte de karaté kabyle, un sport de combat uniquement avec les pieds, dont il était le champion absolu. Pourtant, il se classait toujours parmi les trois premiers, sinon le premier. Courageux, fonceur et fort physiquement avec son corps trapu, c’était un gagnant ; au fait, il excellait en tout : très bon nageur, amateur de plongée sous-marine sans équipement, grand encaisseur de coups de tout genre, artiste du français, amoureux du camping. Il était destiné à devenir une célébrité sous un ciel clément.

Certains, disons les deux ou trois élèves qui lui disputaient la première place, me contesteront le titre de meilleur élève. L’école du village était construite à la hâte après la déconfiture du maquis kabyle, pour couper l’herbe aux futures générations et faire bonne figure aux yeux de la communauté internationale. Elle était finie en 1967, dont beaucoup d’élèves l’avaient intégrée à l’âge tardif, neuf ans pour Salah, encore il était jeune par apport à d’autres ; moi-même j’avais sept ans. En CM1, on dispensait des cours supplémentaires aux élèves âgés avec un niveau acceptable, pour passer l’examen de sixième l’année même et sauter le CM2. Je devais être de la liste, mais j’étais nul, alors je n’étais pas sélectionné. En ces années, on affectait les meilleurs élèves au CNTG, un collège polyvalent, de technique générale, francophone, avec quelques cours de lettres arabes. Sur une semaine de 40 heures de présence en classe, nous avons 4 heures de permanence divisées en deux séances de 2 heures. Nous étudions dix matières en français dans un volume horaire de 30 heures, quatre matières en arabe en 4 heures, et 2 heures d’anglais. Tous ceux qui ont réussi l’examen, y compris Belaid, un autre bon élève en tout, sont affectés au CEM, un collège tout simplement, dit bilingue, plutôt arabisant, de 30 heures de présence en classe. Seul Salah était affecté au CNTG. Parce qu’il a obtenu la meilleure note à l’examen de sixième et j’etais le deuxième l’année suivante. 

J’étais un cancre, timide à la limite du peureux, hésitant, dans un corps de gringalet, dont seule la taille me rendait confiance, avant que les lâches en fissent un sujet de moquerie. Je pensais toujours être un rien même sous un ciel clément. Mais j’avais l’intelligence en apnée et la sensibilité à fleur de peau, des qualités féminines, disait-on. Rien ne me prédestinait à croiser Salah. De plus, nous habitions deux quartiers éloignés et rivaux et à cette époque tout lien entre des individus de différents quartiers était mal vu. C’était le rôle des instituteurs et des responsables de l’école de nous faire aimer l’école et réveiller en nous nos qualités intellectuelles. Hélas ! eux ont échoué lamentablement quand ils ne furent pas à l’origine de décrochage scolaire de beaucoup d’élèves à cause de leur violence impunie. Dans mon cas, c’était Salah qui a joué le rôle du bon instituteur, curieusement lors d’une circonstance vraiment cocasse. Une fois qu’il était en convalescence, la maîtresse de français m’a mis avec une fille, à la première table, une des meilleures élèves, probablement dans l’espoir de m’en impulser ou m’en inspirer l’émulation. Sauf que cette place était celle de Salah ; la fille,  sa chasse gardée. Dès son retour, il s’est mis derrière nous, une place de quelqu’un d’autre qu’il a chassé, car moi je m’asseyais dans les derniers rangs, et m’a chuchoté avec un ton menaçant d’échanger nos places au prochain cours sans me menacer. On ne dit pas non à Salah lorsqu’il était en rogne ; il pouvait s’attaquer à plusieurs adultes à la fois et les faire fuir…

Depuis, en me voyant béat lors des interrogations écrites, assis devant moi, il me chuchotait les réponses ou me jetait un bout de papier avec les réponses. Voyant que j’étais vraiment nul, en fait j’étais traumatisé par le coup de l’inspecteur et le comportement violent du maître de l’arabe l’autre bourreau, Salah me ramena lors des vacances de printemps une bande dessinée, Blek le roc, un trappeur de l’Amérique du Nord, et me dit de la lire et de la finir et de venir lui dire si je n’ai pas compris quelque chose. Curieux, j’ai tout compris. Je n’étais pas du tout nul, voire j’étais un bon élève. Mon problème était donc le comportement des maîtres.  Puis il me ramena un autre Blek puis une autre bande dessinée, et une collection pendant toutes les vacances, un relais qu’a pris son frère Belaïd.

Lui était affecté au CNTG, moi j’avais explosé en français. Meilleur dans la dictée, meilleur dans la rédaction : une page entièrement inspirée alors que le meilleur élève, une fille, construisait tout juste deux ou trois lignes. Souvent sans aucune faute. Meilleur aussi dans le calcul et le calcul mental. Parfois je donnais à ma maîtresse la solution du problème avant qu’elle n’ait fini les énoncés. J’ai juste compris le principe du problème. Elle était bouche-bée. J’étais devenu son chouchou. J’obtenais aussi de bonnes notes en arabe, du moins parmi les cinq premiers sur vingt-cinq.

J’étais aussi le seul affecté au CNTG. Je crois que j’ai eu 98/100 à l’examen de sixième. Je ne suis pas certain. À cause des problèmes hérités de la guerre de Libération, des voyous du village qui abritait le collège, beaucoup du quartier Hlaoua, nous pourchassaient à coups de pierre quand ce n’était pas avec les insultes et les coups de poing. Salah et moi étions en DVA (dévié vers la vie active) en fin de scolarité. Mais nous avions continué à lire la bande dessinée, en élargissant notre horizon aux élèves d’autres villages, puis nous étions passés au roman commercial.

Les garçons-élèves de mon quartier, dehors comme à l’école, se regroupaient tous autour de S. K***, un aîné, un chef de groupe, au comportement d’un voyou, qui usait de la violence pour un oui ou un non, dont le père était un bandit notoire. Leurs parents se prévalaient d’un groupe puissant, laissant en héritage cette position de force à leurs rejetons, un comportement que certains d’entre eux traînent à ce jour, qu’il suffit de réveiller en les provoquant serait-ce par une petite fléchette, comme ces quelques phrases par exemple. La seule chose que je leur reconnais est qu’ils n’ont jamais trempé dans la délinquance, peut-être pour n’avoir jamais senti de besoin, tout comme, malins qu’ils étaient, la cause sociale et la cause berbère n’ont pas de place dans leur registre. Toutefois un voyou est sorti du lot, A. K***, le cousin de la fille qui m’a désigné à la vindicte du maître. Il paraît que les Arabes du quartier où il habitait alors, à Alger, peut-être des garçons de sa génération, l’ont violé. Depuis, il n’a cessé de chier sur tout le monde, le quartier, le village, la région, le RCD le parti politique auquel il adhérait, en jouant à l’indic à la gendarmerie, au maire de la commune, de son parti, en lui rapportant toutes les decisions du comité du village. D’une sale réputation, il escroquait tout le monde, même son compagnon de longue date S. K*** qui n’a récupéré son argent, une grande somme, qu’avec la force et la ténacité. Avec lui, seule la force donnait des résultats. Moi, connu non violent et gentil, j’ai dû le menacer de lui déposer une plainte pour une somme qu’il me devait depuis des années. Il racontait partout que j’étais un pédé quand j’étais enfant. Cette mentalité est encore dans la tête de beaucoup de villageois à l’éducation étriquée, si on peut appeler ça une éducation. J’étais victime d’attouchements sexuels entre quatre et sept ans, par des garçons aînés du cercle de notre groupe familial.

Je n’ai trouvé de réconfort que chez les frères Korso, en fait des fils de martyr, Belaid un très gentil garçon, avec lequel je me suis lié d’amitié à ce jour ; Salah, pour ce qu’il a fait pour mon éveil en français. Saviez-vous comment les lâches de mon quartier qualifiaient ma relation avec ces deux frères, dont certains ont traîné ce boulet de sale éducation jusqu’à leur troisième âge, dont A. K*** ? Que j’étais un « pédé », donc je couchais avec Salah et Belaid !!! Je vous dis ceci bande de lâches : je suis prêt à devenir un pédé plutôt que de vous ressembler.

Salah et Belaid étaient d’une simplicité ! Ils n’ont pas connu leur père mort dans le maquis, laissant Salah un bébé de deux ou trois ans, Belaid dans le ventre de sa mère. Aujourd’hui, Salah, père de famille, est complétement blasé et ne sort de chez lui que pour respirer l’air frais ou chercher des commissions. Belaid, trop déçu par les adultes, s’est tourné vers les enfants. Les lâches le soupçonnaient de… Cette propension à salir tout ce qui est doux ! Salah autant que Belaid adoraient parler et ils ne s’arrêtaient qu’en les rappelant à l’ordre ou en leur coupant la parole. Certes, quand on parle beaucoup, on dit souvent des bêtises, mais avec Salah, c’est la conséquence de ses interminables lectures qu’il échouait à trier. D’ailleurs, ses sujets étaient du domaine de la culture générale et n’ont rien à voir avec la mélasse villageoise. Bien des pépites se glissaient dans ses bavardages pour qui sait les saisir. Moi-même j’en ai appris un tas malgré mes lectures qui se sont élargies à tous les domaines des sciences humaines et sociales, notamment la littérature classique mondiale avec une préférence pour les auteurs des siècles des Lumières.

Je ne doute pas un instant que Salah soit celui qui a le plus lu au village, peut-être dans toute la région. Quand je vais chez lui récupérer de la lecture, je trouvais toujours plusieurs cartons remplis de centaines de bandes dessinées de tout genre et de romans policiers dont les auteurs étaient James Hadley Chase, Gérard de Villiers, Agatha Christie, Conan Doyle et toute une panoplie. Il aurait sûrement fait un bon enquêteur aussi. En fait, nous étions un groupe de cinq ou six bédéistes et c’était lui qui nous approvisionnait. Mais Salah était un mauvais prêteur dans les deux sens. Si vous lui prêtez une œuvre, il faut l’oublier, car dès qu’il finit de la lire, il l’échange avec une autre au village ou dans la région. De même que s’il vous prête une œuvre, il ne la réclame qu’en cas de nécessité. J’étais son inverse. Je restituais toujours l’œuvre à mon prêteur et réclamais la mienne.

Sans aucun doute Salah est un puits de culture générale. Comme il n’a jamais réussi à dépasser le cercle de la bande dessinée et du roman policier commercial, cela ne m’étonne pas qu’il devienne ce qu’il est, blasé complétement ; c’est même presque le sort de tous les bédéistes qui échouèrent à franchir cette limite et j’en connais beaucoup. Aussi, Salah et sa famille en ont vu des vertes et des pas mûres. Leur père étant mort dans le maquis, il ne leur a rien laissé, pas même des murs pour s’abriter, pas un mètre carré pour y bâtir serait-ce une hutte. Pendant toute leur enfance et leur adolescence, ils emménageaient chez des âmes charitables, vu la maigre pension de veuve de martyr que touchait leur mère. À leur jeunesse, comme ils travaillaient dur, Salah dans la chaîne de l’usine de l’électro-ménager de la région, Belaid de même puis s’est converti en maçon, dès qu’ils choisissaient un terrain pour se bâtir quatre murs et sortir de la charité, des membres du FLN, dits des maquisards, pourtant des gens qui ont volé des centaines d’hectares de terres communales dites « mechmel », les chassaient du lieu sans vergogne. Il a fallu le maire de Mekla, Amar Ziani, un ancien maquisard, pour leur attribuer officiellement un lot de terrain conséquent à l’entrée du village et à leur servir de protection contre les riverains qui s’y sont opposés. Enfin, ils ont une maison à deux niveaux, comme celles de la majorité, et ils ont plein d’enfants… 

Merci pour tout Salah, un autre merci à toi Belaïd, pour ta gentillesse et ton amitié.