Qui ne lit pas est inculte
« Il est obligé de croire tout ce qu’on lui dit »

Un bon lecteur instaure une discipline, puis tâche de comprendre son texte et d’appliquer, du moins transmettre son savoir dans la limite de ses capacités. Sinon à quoi bon lire ? On ne peut se pretendre à vivre en société. Ce défaut qui est en train de gangrener le monde est très répandu chez les arabo-musulmans.

Je dus mon décollage dans le français et mon amour pour cette langue à la bande dessinée dont l’honneur de l’initiation revenait à Salah. En 6e du primaire, avec Melle Haddadi, je faisais des dictées souvent sans fautes, des rédactions d’au moins une page entièrement imaginée, avec deux ou trois fautes, d’une écriture lisible et bien cadrée, pour ne pas dire belle. Sans aucun doute, lorsque l’école est défaillante ou malsaine, comme c’est le cas dans tous les pays sous-développés, si l’on veut initier un enfant ou quiconque à une langue, la bande dessinée jumelée avec des vidéos ou courts métrages sont de loin le meilleur moyen. Attention, la lecture (texte et ou bande dessinée) sont prioritaires car ils reveillent ou exvitent l’imagination, contraire de la vidéo qui l’inhibe ! On doit les suggérer aux enfants sinon les inclure dans les programmes scolaires.

 

En 6e du collège, j’avais un 20/20 en math lors de mon premier devoir avec Monsieur Fredj, de Tizi-Ouzou-ville. Aucune erreur, belle écriture, belle présentation. Quand mon père a remis la double feuille à son contremaître, un Français, de la célèbre fonderie SACILOR de la Moselle, tout de suite il lui dit : « Le petit a de la ressource, ramène-le, je le prends en charge. » Il n’a jamais voulu et il a toujours mal pris mes voyages pour la France.

Sous l’initiative de M. Chebbah Md Akli, notre enseignant de français, j’ai prêté des histoires à la bibliothèque, que j’estimais capable de lire et comprendre : Le petit chaperon rougeBlanche Neige et les sept nains, puis, si ma mémoire est bonne, Cendrillon ou Le magicien d’Oz ou les deux. Résultats assez bons. Grisé par ce « succès » inattendu, cette fois de ma propre initiative puisqu’on n’a pas renouvelé l’expérience de la fiche de lecture, j’en ai prêté un roman, un gros volume, Mémoires d’outre-tombe, tome 1, de Chateaubriand. Rien de rien. Ça parlait de mort, de la mer et de marins. Je me suis tourné vers un petit volume, L’Odyssée, d’Homère. Même résultat ; ça parlait aussi de mer, de monstres, de guerre. Plus tard j’ai vu le film et lu l’œuvre. J’ai beaucoup apprécié. Mon père m’a ramené de France La rabouilleuse, de Balzac. Toujours rien, sauf quelques bribes : un militaire, en Algérie, décapité par les Arabes.

Dès la 5e mes notes commençaient à chuter. Le collège (technique) avait des horaires pour adultes. On rentre à 7 h, avec une heure de pause à midi, puis on finit le cours à 17 h. Les élèves de mon village étudiaient au CEM un collège dans le même village, bilingue, dont les cours commençaient à 8 h avec deux heures de pause à midi et une fin des cours à 16 h. Le comble, à la sortie d’école, j’étais seul. Il faisait nuit et je devais me taper un trajet de deux kilomètres en essayant de déjouer les embuscades des voyous du village qui abritait le collège, conséquences des rancunes et des conflits durant la guerre de Libération vieille pourtant de quinze ans. En hiver, comme la nuit tombait dès 15 h, je n’avais d’yeux que pour le dehors signe des poursuites par les voyous, tous du quartier Hlaoua, en plus du cartable qui pesait entre 15 et 20 kg : trois livres et trois cahiers juste pour les maths (algèbre, arithmétique et géométrie), et nous étudions quatre matières le lundi et mardi, deux heures chacune. D’ailleurs, toutes les matières en français, sept, se composaient au moins de deux sections, donc deux livres et deux cahiers ou un gros cahier. Et pas de casier.

J’ai fini la 4e avec 4/20 en math, 0/20 dans les matières en arabe (langue arabe et éducation islamique, Histoire et géographie), 10/20 constant en français, 12/20 dans les sciences (humaines, animales et botaniques), une moyenne dans les matières techniques et artisanales (Mécanique, Électricité, Soudure) et en anglais la seule matière que j’aimais. Avec les résultats du brevet de collège, j’avais la moyenne annuelle de 9,75/20 lors de l’année de passage au lycée, quand on m’a mis à la porte sans qu’aucun de mes enseignants de pacotille ne m’a demandé de toute ma scolarité pourquoi cette chute aux enfers. Oui, j’étais blessé et c’était cette blessure qui m’a jeté corps et âmes dans la lecture, l’aventure et le rêve de devenir écrivain serait-ce pour raconter toute cette lâcheté et cette mélasse dont certains, voire beaucoup, à ma surprise, exprimaient de la nostalgique…

Puis c’était la rue, la haine de toutes les institutions avec un refus viscéral de retourner en classe serait-ce pour une formation, la détestation de presque tout le monde, l’enivrement de la liberté et de la petite délinquance qui m’a légué une partie des villageois, les petits boulots pour mon argent de poche, mais toujours gentil, respectueux, discipliné, bon et généreux.

Je me suis tourné vers les journaux étrangers (L’observateur et Le monde). Il y avait EL-Moudjahed, quotidien national, mais on ne le lisait pas tellement il était anti-kabyle, propagandiste et torchon à souhait. Cette lecture ne me suffisait pas. Je demande à Salah, encore Salah, de me prêter un roman policier, La bague des Borgias, de James Hadley Chase, si ma mémoire est bonne. J’ai aimé. J’ai presque tout compris ; certes, ce genre de littérature est simple, c’est comme un film ; des dialogues, des actions, des descriptions de paysages, pas de réflexion, pas de vocabulaire trop dur. J’en ai lu une centaine au bout de deux années.

J’ai rompu avec cette littérature à cause de mon service militaire et là-bas, étant affecté, après la fin de mon instruction, au service des archives et chrono du quartier Général de la 7e région militaire, qui pullulait de magazines d’espionnage, j’ai plongé la tête baissée dans cette nouvelle lecture très passionnante, qui parlait des services secrets des puissances mondiales : la CIA pour les USA; le MI6 pour l’Angleterre; le KGB pour la défunte URSS, aujourd’hui Fédération de Russie; la DGSE alors SDECE pour la France; le Mossad pour Israël et enfin la SM pour l’Algérie. Inutile de vous dire que tous les autres paraissaient des minus devant la SM, sauf devant le KGB, le dieu, et hélas ! j’y croyais alors, pas trop longtemps.

Je découvrais le français qui me semblait une redoutable arme. Avec l’arabe on trouvait juste des livres sur l’islam et la poésie, presque rien d’autre. Rien pour l’anglais, pas même des guides d’apprentissage. Je lisais presque tout, y compris les revues sexuelles, où l’on racontait ses expériences, notamment la masturbation, l’homosexualité, etc. Fort des résultats, j’ai viré aux classiques. Je relis La rabouilleuse de Balzac et L’Odyssée d’Homère ainsi que L’Illiade. Pêle-mêle je lis Les misérables de Victor Hugo, Pensées de Pascal Blaise, 101 conseils anti-nervosité du Dr Michel Jossay, L’Histoire de l’astronomie d’Arthur Koestler, Pensée contemporaine, œuvre collective qui traite tous les domaines scientifiques et des courants de tous genres, avec des extraits d’œuvres célèbres des grands savants et philosophes des deux siècles derniers. Pour celui qui veut se forger une base sur la culture générale, qu’il lise cette œuvre et la complète par les œuvres-sources citées.

Je me suis débrouillé un livre de psychologie de Pierre Daco, le best-seller intitulé Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne, dont tout le monde parlait. Bien visé puisque je lis la trilogie, dont je me fis venir un exemplaire de France, ainsi que d’autres œuvres sur cette matière. J’ai appris un pan sur moi, au point de me considérer malade, mais j’ai pensé que la dépression c’était pour les autres. J’ai trouvé magnifique Les cinq leçons de psychanalyse de Sigmund Freud, notamment la partie refoulement expliquée par une métaphore que voici. Un enseignant et ses élèves décident de faire le cours sans un élève handicapé difficile. Celui-ci frappe à la porte sans arrêt au point de les empêcher d’accomplir le cours. L’enseignant sort et accepte de le laisser entrer à la condition qu’il reste tranquille. Le handicapé accepte. Tout se déroule bien. La morale : on ne peut pas ignorer un refoulement ; on l’accepte puis on le satisfait partiellement ou indirectement. Je soupçonne qu’à l’échelle mondiale il existerait des pays qui sont des refoulements entiers… On a beau prétendre que les thèses de Freud sont périmées et devenues des curiosités littéraires, on se trompe. Ces thèses ont de belles décennies devant elles dans bien des pays comme le monde dit arabe.

Je n’avais pas encore vingt-cinq ans ni ne maîtrisais le français, que j’ai concocté un canevas pour un roman intitulé Démantèlement, redevenu Dénouement. Je l’ai expurgé puis l’ai donné pour avis à trois enseignants : un retour catastrophique puique les avis étaient mitigés sur la syntaxe et le style. Merci pour les critiques. La leçon avait marché. Dénouement est devenu La colère des agneaux, affiché dansla page Accueil, sauf que la mutation était telle qu’on n’y trouverait aucun lien en dehors de la colonne vertébrale. Grâce au roman classique, à trente ans, je possédais une bibliothèque de plus de cent cinquante œuvres de grands classiques touchant à tous les domaines de la vie et des sciences, chose rare en Kabylie tout comme au pays, car il fallait un parcours du combattant pour trouver une œuvre classique.

Je ne peux finir sans Voltaire et Rousseau. On les ressemble à un démolisseur suivi d’un maçon-bâtisseur, Voltaire étant le premier ; il détruisait tout ce qui ne tenaient pas bien ; Rousseau, derrière, en maçon-architecte, ramassait les débris utilisables pour le recycler tout en y apportant ses matériaux à lui afin d’en fabriquer une œuvre nouvelle. Ce n’est pas sans raison que Victor Hugo les avait cités dans son œuvre monumentale Les misérables, dans le poème de Gavroche qui succombait aux balles des royalistes. C’est comme si Victor Hugo leur attribuait la Révolution française. Lorsque j’ai lu Le pacte social de Rousseau, j’avais l’impression d’avoir dans les mains un diamant scintillant de mille et une lueurs. Je l’avais lu d’une traite, sans rien sentir jusqu’à ne plus trouver de page à lire, ce qui m’était arrivé pour la première fois. Tout était nouveau, beau, la petite phrase, le style. Grâce à ces deux auteurs, aucun régime, quelle que soit sa prétention, ni aucun texte religieux ou politique (manipulateur), n’ont eu d’emprise sur moi. Ils m’ont appris la méfiance de tout puis l’analyse et enfin une conclusion avec ses propres yeux même erronée.

Et nous y voilà à la question fatidique. Pourquoi suis-je devenu écrivain, moi le cancre de la classe, alors que Salah, l’artiste du français, qui a réveillé en moi l’appétit pour cette langue, ne l’est pas, voire perdit beaucoup de son beau français ? On dit que c’est un don. Peut-être. Mais, je n’y crois pas. Je pense que tout vient par le travail et l’amour de ce travail. Je suis sûr que tout lecteur avait eu à un moment ou un autre de ses lectures, l’idée de devenir écrivain. S’il nourrit cette idée, cela donnerait des résultats ; sinon, tout meurt. Il se passe que moi je n’ai jamais cessé de vouloir écrire un livre, peut-être parce que je voulais raconter toute cette mélasse dont j’étaisvictime. Au risque de me répéter, je n’y vois pas de don, j’y vois seulement le travail, l’amour de ce travail et la ténacité. Maintenant, si vous insistez que c’est un don, alors c’est un don.

Aussi, pour écrire, il faut maîtriser la langue avec laquelle on veut s’exprimer et posséder de la matière à travailler. Cette dernière, on ne peut l’avoir qu’en étant un bon sujet de refoulement à la freudienne ou avoir un bon imaginaire doublé de sensibilité. Cela peut donner des œuvres géniales et immortelles.