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— Si tu repasses dans le quartier, tu peux t’attendre à tout, dit Mravet à Yug[1] d’un ton menaçant.

Kabil, son rival avec qui il venait de se réconcilier, le retenait ou feignait de le retenir.

Chacun chef de sa caste, Mravet[2] et Kabil[3] régnaient en maîtres sur les relations entre les villageois. Ceux de la caste de Mravet se prétendaient de la noblesse et exigeaient d’être respectés comme tels, parce que leurs ascendants étaient musulmans ; les seconds les contestaient. Ignorant le respect de soi, la base de toute vertu, ils se querellaient et se réconciliaient au gré de leurs humeurs.

S’ils méprisaient Yug, c’est parce que ce dernier dédaignait leur querelle absurde, d’autant que le silence fait sentir à un imbécile sa petitesse. Aussi l’accusait-on de séduire leurs femmes, prétexte pour lequel ils lui interdirent de passer dans le quartier, comme si c’était leur propriété. Voukarou, un dur de tête, faillit le battre pour la même raison. Ce jour-là, Yug ne dut son salut qu’à ses jambes.

— J’ai mieux à faire qu’à courir les femmes, répondit Yug calmement.

— Si tu demandes pardon à genoux, peut-être que j’accepterais, répliqua Mravet avec mépris.

— Tu perds ton temps.

— Remarque, ça suffit pour aujourd’hui. Moi, je suis un vrai Berbère.

— Je n’ai pas dit le contraire : la Kabylie regorge de cimetières de Kabyles tués par des Kabyles.

— Je suis un Berbère.

— Je sais. Là aussi, je viens de visiter, en songe, le cimetière de nos éternels bourreaux…

— Je suis son ami, on est des hommes d’honneur, et si tu ne te tais pas, ta mère et ta sœur en souffriront leur vie durant, renchérit Kabil.

Répugnant ces comportements, Yug s’éloigna sans mot dire. Il revenait de chez lui, où il tâcha de justifier sa future absence auprès de sa mère et de sa sœur, son unique famille, pour rejoindre Mamri, son cousin, qui l’attendait pour un événement exceptionnel. Tous deux s’apprêtaient à vivre un rendez-vous avec l’Histoire avec un grand H, qui pourrait changer son cours actuel. Cette journée est à graver en lettres d’or dans les annales berbères.

La maison de Mamri, une belle et modeste villa en préfabriqué, avec un rez-de-chaussée et une charpente, se dressait sur l’extrémité d’un tertre, sous un rocher servant de fondations. Une piste carrossable venant de la route communale, serpentant les montagnes et mourant dans la vallée, la reliait à celle de Tadart, le village éparpillé sur le flanc d’un mont qui continuait le tertre vers une chaîne montagneuse.

En contre-bas, sous des falaises rocheuses hautes de plusieurs mètres, s’étendait une retenue collinaire qui embellissait les lieux enlaidis par la sécheresse et l’absence de cours d’eau. Construite pour l’irrigation des terres agricoles des lieux, les villageois en profitaient pour s’y baigner malgré le fond envasé, un grand danger et un piège pour ceux qui plongeaient des falaises et ceux qui nageaient sous l’eau. Quelques enfants et adolescents y laissèrent leur vie. De ce côté, la vue était imprenable avec les chaînes de montagnes qui encerclaient Tadart comme dans un cratère.

Yug voulait contempler un instant le paysage. D’habitude, il manquait rarement l’occasion, d’autant que, peut-être, le ferait-il pour la dernière fois. Ne sait-on jamais avec l’événement qui l’attendait. Hélas ! tout lui semblait morne. Les menaces de Mravet et de Kabil qui résonnaient encore dans sa tête lui coupaient toute envie. Il mit la main dans le dos et retira un couteau de cuisine au tranchant effilé. Ses mains tremblèrent légèrement. Si on l’avait touché, il les aurait saignés…

Il n’eut qu’une idée en tête : oublier cette tension de querelle intestine et se concentrer sur l’événement. Mais il ne le pourrait tant qu’il restait dehors. Il cacha le couteau dans un buisson puis entra chez Mamri. À l’intérieur, celui-ci ne donnait aucun signe. Yug ne doutait pas qu’il devait être dans sa chambre en train de se préparer.

Contraire des salons que l’on décorait de photos d’aïeux, de souvenirs prétentieux, de toiles paysagistes ou de sourates coraniques, celui de Mamri ne comportait qu’une peinture de femmes en robes kabyles, dans la posture ridicule et dégradante des youyous, les unes mettant une main sur la bouche comme si elles étaient effarouchées, les autres sortant le bout de la langue. « Victimes qui perpétuent ! intitulait Mamri la toile. »

Pour une fois, l’écran noir de la télévision parut animé. Yug y entendait le cri des mères affligées, celui des épouses trahies et des sœurs martyrisées, une foule de gens qui hurlaient et geignaient, un musicien qui jouait un air triste, lugubre, avec un harmonica. Encore sous l’emprise de l’agression, la scène lui donna des frissons et il se dit intérieurement : « Les lâchetés ont gagné. Les lâchetés ont gagné. »

Mamri entra et le rendit à la réalité. Il portait une barbe de quelques jours et des habits de la vieille mode. Sa chemise à manches courtes découvrait des muscles flasques et une peau blanche d’étudiant.

— J’espère que tu ne les as pas saignés, dit-il. Je sais pour le couteau… Tu voulais seulement leur faire peur, hein ? Pardonne-moi si je me trompe, d’avoir douté de toi.

— S’ils m’ont touché ou égratigné, je les aurai…

— Je ne te reconnais plus Yug. Je t’ai pourtant conseillé d’éviter ces gens et les parages, le temps que se refroidissent les esprits. Avec ce climat tendu et les menaces de mort que nous recevions, tout peut arriver. Tu ne m’as pas écouté. Tu veux donc ressembler à Voukarou et sa clique, qui n’hésitent pas à boxer les villageois, leurs frères sans défense ? Tu veux devenir celui qui courtise le riche et le fort et marginalise le pauvre ? Tu veux devenir un mal élevé, ce chien qui mord ou qui aboie, que les gens bien évitent, qu’une milice ou un sauvage abattra tôt ou tard ? À trop écouter les imbéciles, on finit par leur ressembler. Où est ce collégien qui voulait devenir astronaute dans une école pétrifiée par l’islam, alors que ses camarades de classe couraient les filles ? Où est ce jeune homme qui, ayant senti des forces, s’était inscrit dans une école de boxe pour gagner le Championnat du monde ? Où est ce jeune homme qui a signé sa première doléance dans le registre de la Santé et de l’Administration, à l’âge de dix-huit ans, une exception, d’autant que pour les autres, le médecin et le directeur sont un sujet de vénération ? Et cet autre qui a juré d’être l’estime de ses frères et de faire pleurer ceux qui font pleurer nos femmes ? Mieux encore, il voulait essuyer leurs larmes. Je ne te reconnais plus Yug.

Les yeux de Yug se mouillèrent. Il se sentit coupable, mais révolté à l’égard des siens :

— On a voulu nous tuer, nous ! dit-il en appuyant sur le nous, retenant un sanglot. À ce que je sache, nous n’avons jamais manqué de respect à quiconque. On n’en a eu aucun pour nous. Ah ! cette boue qui nous colle depuis la nuit des temps, depuis la trahison de notre illustre et légendaire roi Yugurten par son beau-père Bocchus. Ce n’est jamais fini. C’était la reine Kahina lors de la conquête des Arabes. Pendant la révolution pour la Libération, c’était le lâche assassinat des braves berbéristes et le massacre de centaines de villageois descendus dans leurs chefs-lieux régionaux pour manifester notre identité et contre son exclusion. Paraît-il, on ne voulait pas affaiblir le mouvement pour l’Indépendance. Leurs assassins sont fêtés comme des héros ! Des sanguinaires, oui ! Voilà comment un seul vice l’emporte sur tout. Ah, cette boue qui nous colle depuis la nuit des temps !

Yug se tut pour reprendre son souffle. Mamri en profita :

— Tu es plus informé que moi sur les trahisons qui ont jalonné notre Histoire. J’admire le fait que tu sois encore très fier des nôtres.

Yug reprit :

— Je n’ai jamais vu à la télé un seul de mes chanteurs préférés, parlant des artistes engagés, ni cité à l’école une seule strophe de Mohand O’Mhand, ce grand poète maudit à la Poe, qu’aucun de cette panoplie de rimailleurs arabes n’arrive à la cheville, certes pour moi, et cela m’est plus important que tout leur monde. Lors des émeutes du deuxième anniversaire du Printemps kabyle, dit Printemps berbère, des agents ont montré aux jeunes manifestants, la plupart des collégiens et des lycéens, leur verge, une chose toute noire, tordue par la masturbation. Le soir, on s’est moqué de ces mineurs, dans les villages : « Vous avez ramené votre tamouzourt ? » Ainsi appelle-t-on péjorativement Tamazight ou le berbère, notre langue maternelle, ancestrale, et moderne grâce au monument Mouloud Mammeri, puisqu’elle est dans l’informatique et Internet pour quatre sous, alors qu’on injecte des milliards de dollars pour l’arabe à chaque avancée d’Internet, sans résultat, qu’il en déplaise à certains instruits, lâches, suis-je tenté de dire. Vingt ans après, lors des émeutes du Printemps noir en 2001, tandis qu’on gazait et abattait les jeunes Kabyles, la télévision diffusait des images d’archives de manifestants palestiniens tombés sous les balles des militaires israéliens des décennies auparavant. Ce n’est pas le Berbère tout court que nos ennemis craignent et respectent, mais le berbériste. Sans ce militant qui n’a jamais baissé les bras, levant toujours plus haut notre étendard, au prix de sa vie, nous nous serions identifiés à nos bourreaux, un sort méprisable et humiliant, que Dieu Lui-même Honnit. L’Histoire se répète impunément.

— Tu as oublié les révoltes qui ont lieu à travers les siècles, par exemple celles des Berbères contre les Arabes, omises par l’Histoire officielle…

— Les lâchetés ont vaincu, répliqua Yug en retenant à peine un sanglot.

— Elles ont gagné des batailles, mais pas la guerre.

— De grandes batailles, répliqua Yug, éclatant en larmes.

Mamri lui ouvrit ses bras. Il se serra contre lui.

— Jamais mon père ne m’a serré dans ses bras, reprit Yug, les larmes séchées. Dieu Seul Sait combien je l’ai voulu. Tu m’es un père. Pardonne-moi le comportement de tout à l’heure, je ne récidiverai plus. D’ailleurs, j’ai trimballé l’arme sans trop savoir quel serait son usage, peut-être pour intimider ces lâches. Je ne suis pas né pour la violence et je n’aime pas me battre avec les poings, quoique je puisse lancer de bonnes droites et avec intelligence, en cas de légitime défense.

— Toi aussi tu m’es un fils.

— Au fait, comment tu as su pour le couteau ? dit Yug en se détachant de Mamri.

— Je t’ai vu le cacher dans les buissons. Je sais que tu le trimballais avec toi depuis toutes ces menaces. Je savais que tu ne l’aurais utilisé qu’en cas de légitime défense.

— Je t’ai menti au sujet de la boxe. Ce n’était pas seulement pour devenir le champion du monde, je voulais aussi et surtout boxer mes frères, ces l…

Mamri lui tapota l’épaule, comme pour lui dire qu’il ne lui en voulait pas, puis lui proposa de se retrouver dans la cave.

[1] Diminutif de Yugurten, le Jugurtha du français

[2] Caste des Marabouts ou marabouts

[3] Caste des Kabils, pour ne pas dire Kabyles, sa rivale