4ème de couverture
69 336 mots

Roman

S’ils vivent ensemble, ils connaîtront le piétinement ou la régression, les pires malheurs et les pires douleurs, mais s’ils se séparent, ils auront une infime chance d’évoluer et de vivre en paix, une chance qu’ils ne décèleront ni ne saisiront qu’avec une grande sagesse qui leur manque, et quelque mode de vie qu’ils mènent, ils finiront par se neutraliser ou s’entre-tuer ou que l’un tue l’autre, car les appétits de la chair sont incompatibles avec les exigences de la piété, et leur règne sera comme celui de leur père, tel l’était celui de leurs aïeux : ils imposeront leur héritage aux autres, aux bonnes traditions, à la modernité, synonyme de troubles éternels, une ébullition en apparence, en fait un figement avec le désespoir et la résignation du déprimé de ne jamais en sortir, qui donne une forme surnaturelle aux croyants plutôt que citoyens, les habitants de la Contrée, qui ne trouvent rien à redire à cause d’un précepte de leur culte qui, brandi comme un étendard, met en garde contre les Foudres d’Allah ceux qui se rebellent contre un régime qui se prévalait de cette foi, des Foudres qui les frapperont non tel le furent Sodome et Gomorrhe, car le châtiment rapide peut être salutaire, mais à petit feu, une agonie, peut-être l’était on déjà à force d’attribuer à Allah  les caractéristiques d’un homme, de Le prononcer tout le temps jusqu’à donner de Lui l’image d’un vulgaire objet, s’accrocher trop à Lui jusqu’à déchirer ses vêtements et le rendre nu, et Le solliciter même pour un crime ; alors la vie tournera en rond, la pensée en cercles, les ancêtres se retourneront dans leurs tombes et les morts pousseront d’horribles gémissements, et lorsque ces derniers se lèveront, soit la situation se libérera, soit elle dégénérera.

                                                                             Extrait

 

1

Les habitants d’Azeka, un village-tribu dans la Contrée, se rendaient à une veillée chez M’Hand, leur guide qui venait de perdre un être cher. On devait se solidariser avec la famille. Malheureusement, passé le moment des condoléances, si les bonnes traditions et le bon sens exigent de respecter le chagrin d’autrui, du moins se retenir, dans l’acte on discutait du futile et des affaires et se racontait des blagues, les uns riant aux éclats. Des individus zélés foudroyaient du regard ces derniers puis s’en adonnaient à leur tour, de la même manière, oubliant qu’ils condamnèrent à l’instant leur geste chez les autres. Étouffés par le brouhaha de la foule, on devait crier pour se faire entendre de son interlocuteur.

Sur le parterre de la modeste chambre servant à la fois de cuisine, de salle à manger et de lieu d’accueil, la dépouille était recouverte d’un drap blanc, des pieds à la tête, entourée de déclamateurs de vers funèbres, du muezzin et des talibans ou les élèves du Coran, la religion exclusive de la Contrée. Les talibans récitaient sans arrêt les versets de la mort, élevant le ton petit à petit, avant de s’arrêter pour avaler un morceau. Les déclamateurs, au passé et aux actes loin d’être pieux et honnêtes, dont les uns ne pouvaient plus se passer de leur dose d’alcool ou d’orgie, les relayaient en criant des vers funèbres qui louaient la mort et le pratiquant et vilipendaient l’hypocrite « et le mécréant ». Ce brouhaha, qu’on entendait à l’autre bout du quartier, empêchait les voisins de dormir. Les enfants de bas âge pleuraient de terreur et l’on ne pouvait les confier à des personnes en dehors de son groupe de familles habitant aussi le quartier.

Dans cette scène qui rapprochait davantage les vivants de l’au-delà, comme si la vie refusait de s’y plier, le mort se leva à demi et fusilla du regard le muezzin et les talibans qui arrêtèrent de manger et les déclamateurs qui cessèrent de crier leurs vers. Pris au dépourvu, on ne réagit pas tout de suite. Puis ce fut la débandade vers l’extérieur et loin du quartier. Une partie de l’assistance détala sans chercher à comprendre. Les autres les imitèrent dès qu’ils surent que le mort s’était levé. Seuls restèrent M’Hand, pétrifié et silencieux, et le muezzin, par devoir religieux, mais tremblant. De l’extérieur des personnes hardies rejoignirent le mort, qu’ils trouvèrent allongé, le drap replié sur le bas-ventre, signe qu’il s’était levé. Ils s’assurèrent qu’il ne bougeait plus, le recouvrirent et sortirent rappeler les autres. Dehors, la plupart des Azekiens étaient rentrés. Ceux qui restèrent patientaient derrière les coins des habitations et guettaient un quelconque signe d’apaisement. Honteux de leur conduite et à l’idée d’abandonner la famille avec son mort, à la vue du muezzin, des quelques personnes hardies et de M’Hand qui étaient sortis et les cherchaient des yeux, ils quittèrent leur cachette et s’avancèrent par petits groupes, à pas hésitants, affichant une gêne mêlée de crainte.

— Faites entrer le derviche ! crièrent des voix.

Avec un calme déroutant, le charlatan posa une oreille sur la poitrine gauche de la dépouille et sonda le moindre mouvement du cœur. On s’engouffra dans le modeste espace et l’occupa sans laisser où bouger le pied, ce qui n’arrangerait pas leur fuite si le mort récidivait. Il y régnait un silence religieux. L’assistance semblait suspendue à la bouche du derviche qui confirma, d’un geste de la tête, le décès définitif du mort-vivant. On montra un visage triste non qu’on voulût que le mort survécût, mais parce l’incident leur rappelait l’Oracle ou l’Oracle des anciens.

À chaque enterrement, depuis des lustres, la nuit, des gémissements terrifiants, dont les Azekiens ignoraient alors la provenance, remplissaient l’air d’Azeka, faisant craindre aux habitants la nouvelle de chaque mort, eux à qui l’islam rappelait l’au-delà jusqu’à oublier de vivre. Cette éducation religieuse, plutôt superstitieuse, ne permettant pas de braver les phénomènes, grâce aux mécréants hardis, on sut que les plaintes venaient des cimetières et ni les vieux ni les religieux, bavards d’habitude, n’osèrent une explication. On jura de changer ses habitudes envers le mort ou de laisser seule sa famille l’enterrer dans le calme. On ne tint pas promesse et ce qui devait arriver arriva : l’Oracle prédisait qu’un jour les morts se lèveraient et réclameraient leur dû.

Les Azekiens ne tardèrent pas à se disperser, laissant le quartier désert. La famille eut enfin le temps de pleurer tranquillement et à chaud son mort, au lieu d’attendre que s’écoulent la première journée d’affluence et les deux journées d’après de présence complaisante, hypocrite, voire gênante. Le lendemain, au moment de l’enterrement, il y eut autant de monde que la veille. On avait pris la permission chez son employeur et suspendu son travail quelque temps, comme on le faisait pour les nantis et les notables. Cependant, hormis les proches aimants du mort et les gens honnêtes, beaucoup le faisaient par conformisme, les autres dans l’espoir de gagner les faveurs de Dieu ici-bas et dans l’au-delà.

On enleva la dépouille sous les cris des femmes et des pleureuses. Dehors, le cortège funèbre s’ébranla lentement. Les déclamateurs entamèrent leurs chants en accélérant la cadence à mesure que la foule s’éloignait de la maison. Déjà ils criaient à plein gosier, de quoi ameuter tous les habitants. Soudain, à mi-chemin du cimetière, les Azekiens à l’arrière de la file se mirent à courir en direction des habitations. Ceux à l’avant ne réalisèrent la situation qu’au bruit de fuite et ne tardèrent pas à les imiter. Les personnes qui portaient la civière déposèrent celle-ci sans ménagement et restèrent figées devant la scène du mort qui, assis sur son derrière, pleurait en sanglotant avant de tomber à la renverse et ne plus bouger.

On hésitait à revenir sur les lieux, on attendait au loin. La scène les terrifiait et ravivait leur superstition. Puis on s’en alla, prétextant qu’on ne pouvait enterrer un être à moitié mort. On n’osait pas mettre les pieds au cimetière de peur de voir les pierres tombales se relever et laisser place à des squelettes vivants, des proches à majorité, qui leur reprocheraient toutes les fois qu’on les avait injuriés injustement ou par complicité dans une querelle qui ne les regardait pas, qui les gronderaient pour toutes les fois qu’on avait profané leurs tombes notamment en s’asseyant dessus lors des enterrements ou qu’on s’était approprié une petite parcelle du cimetière pour agrandir sa propriété limitrophe, ou qu’ils se vengeraient de toutes les fois qu’on les avait boudés, provoqués ou agressés à cause d’une vétille, quand son épouse ou une femme désirée n’était pas derrière, tout en prétendant qu’on ne supportait pas l’injustice. Alors qu’on manquait rarement l’occasion de se jeter à la face leurs petites entraides, on était incapables de sursaut de gratitude envers M’Hand, leur fidèle serviteur, quoique lui agît par devoir à sa cause. Si l’idée de quitter Azeka, à autant d’événements insolites, avait pris forme dans les têtes, la décision était déjà prise par les uns.

Du cortège il n’en resta que les proches aimants. Ils emportèrent le corps et l’enterrèrent, un œil sur les tombes, prêts à déguerpir à la moindre alerte. Cette nuit, alors que tous, de l’enfant au mourant, l’air terrifié, avaient à l’esprit la prédiction de l’Oracle et attendaient le pire, que les morts hurlassent ou sortissent de leurs tombes, les gémissements diminuèrent en nombre et en intensité.

M’Hand ne comprit rien à tous ces malheurs rivalisant les uns les autres, qui s’abattaient sur eux, ni à ce mort qui s’était réveillé deux fois en un temps qui sépare la veille de l’après-midi du lendemain. Plus il en cherchait une solution, plus il s’enlisait dans la confusion. Il n’y vit qu’une ressemblance avec des événements de l’Oracle. Il pensa alors à Mediaz, un de ses anciens compagnons de parcours, que le sort avait éloigné sans crier gare, un troubadour qui égayait les foules, connaissait les mots magiques et enchanteurs qui vous ôtent subitement d’un quotidien ennuyeux fait d’agenouillement et d’asservissement et vous jette dans une aventure palpitante. Mediaz savait trouver les mots qui brisent la carapace d’une longue et profonde torpeur, qui fendent le voile des obscurités et aident à distinguer son chemin. Seul lui saurait comment l’aider. Il l’avait perdu de vue depuis son ermitage volontaire chez les bêtes sauvages, dont il doutait que ce fût à cause de la dernière union de Tifinegh.

M’Hand avait eu une fille, Tifinegh, sa seule progéniture, adorée des siens, promue à un avenir radieux, à enfanter une progéniture prolifique, intelligente, travailleuse. Le sort en décida autrement. Tifinegh épousa un proche puis quatre étrangers successivement et en dernier un autre proche, tous morts à Azeka. Le dernier lui laissa un héritier du nom d’Asfel. Passant outre l’us qui interdit de se lier avec des étrangers et de les intégrer en leur sein, un moyen de défense contre les envahisseurs successifs, M’Hand la donna en septième mariage, à Varani, un étranger qui ne parlait que la langue sacrée, traînait derrière lui une grande famille pour ne pas dire toute une tribu, exhibait une opulence d’homme repu et une arrogance de vaniteux. Varani lui demanda, avec un mépris à peine voilé, de lui trouver une propriété avec maison, qu’ils habiteraient lui et sa suite. Il n’eut même pas la gentillesse de citer le nom de Tifinegh grâce à qui il était accepté de tous. M’Hand le satisfit contre toute attente. Le comble, il exprima le désir d’épouser d’autres Azekiennes. M’Hand ne put s’expliquer son comportement à lui, peut-être un coup du sort, car si la richesse de Varani ne le séduisait point, il ne le supportait pas. Cet égarement, du chemin des traditions, suscita une grande indignation chez les siens.

La nuit de noces, Tifinegh regagna la maison de ses parents et refusa de retourner chez son mari qui la terrifiait avec son sexe démesuré. Ni les supplices de sa mère ni les ordres de son père, rien ne réussit à l’en dissuader. Revenu à lui, M’Hand mena une petite enquête sur Varani. Le père de celui-ci vivait richement du bétail et des dons des crédules qui le voyaient en héritier et précepteur de leur civilisation qui consistait en l’islam et en sa culture ou l’arabisme. Il exploitait des pauvres en échange de nourriture. Il coucha avec une de ses ménagères, malgré ses épouses légitimes et ses autres naturelles. Il en naquit Varani qui se mua en petit de coucou qui chassa tous les autres du nid et se l’appropria à lui seul. D’une famille tribale et semi-nomade dans les hauts plateaux, il sillonnait la Contrée avec sa suite, prêchant l’islam, cherchant à se marier et à s’y fixer. Ils volaient les biens à portée de main, délestaient les personnes sans défense. Ils n’hésitaient pas à maudire ceux qui leur résistaient et les chassaient à jets de pierres. À Azeka, ils balayaient vers l’extérieur les détritus qu’ils brûlaient le moment de leur choix, sans se soucier de la gêne que causait la fumée, ni des risques d’incendie. Les Azekiens ajoutaient quelque chose à leurs maisons. Eux n’y firent rien, mais ils renforcèrent la clôture de leur habitation avec du barbelé, des roseaux et des lames de tôle, qu’un œil ne verrait rien à travers. À l’intérieur, Varani vivait en petit sultan et écoulait son temps à prier parfois des heures durant et à égorger les animaux domestiques. Il rendait des visites aux derviches et s’adonnait à des rites sorciers.

Au moment où M’Hand entreprit de les chasser d’Azeka, deux événements importants le dissuadèrent. Varani avait réussi à gagner à ses idées beaucoup de gens – il n’hésitait pas à leur promettre une place au paradis – et Tifinegh était tombée enceinte d’un ventre anormal, qui fit craindre à M’Hand qu’il éclatât et que l’image des viscères le marquât à jamais. M’Hand crut bon de patienter le temps qu’elle accouchât. Lorsque Tifinegh mit au monde trois garçons, les deux premiers des sosies, le père baptisa ces sosies Abdana – dit aussi Abdârbi – et Abddine. Elle, elle baptisa le troisième du nom d’Amen en le trempant dans la Source des ancêtres. Au comble du bonheur, la belle-mère renoua avec Varani et tâcha de persuader sa fille de reprendre le lit du mari, lui prétextant qu’elle n’avait pas à craindre son sexe démesuré. Il fallut toute l’insistance de sa mère et des tas de choses que celle-ci lui chuchotât, auxquelles les femmes donnaient de l’importance, pour que Tifinegh vainquît sa terreur et rejoignît son mari. Un matin, M’Hand et sa femme trouvèrent Tifinegh chez elle le sexe défoncé, tel un trou béant recevant toutes les saletés. Elle gisait inerte près de la porte, la bouche ouverte, la main tendue vers le volet, comme si elle fuyait et criait de l’aide, une image qui choqua sa mère en pleurs et M’Hand plus que jamais attristé. Le coupable, Varani, n’était pas là et avait laissé les trois bébés dans leurs tissus. Les gémissements commencèrent cette nuit. Le lendemain, de retour de l’enterrement, au moment de traverser un cours d’eau qui séparait les deux collines sur lesquelles se dressaient les deux maisons, celle de M’Hand à Azeka, celle de Varani dans la lisière, il y eut une pluie diluvienne subite, qui emporta la mère de Tifinegh.

Mediaz vécut ces événements dans sa chair et s’inquiéta longtemps sur le sort des Azekiennes. Il savait mieux que quiconque qu’une société se jauge au statut qu’occupe la femme, que la dictature et les fossoyeurs ne frappent ni ne musellent sans raison et en premier la femme à travers la mère. La nuit de noces de Tifinegh, au moment où Varani s’apprêtait à la déflorer, Mediaz criait au sacrilège et courait comme un fou dans les ruelles d’Azeka. Personne ne l’écouta. On crut qu’il était devenu fou. Le jour où Tifinegh rejoignit son mari, il quitta Azeka en douce et n’y revint plus.

M’Hand chercha partout où trouver Mediaz. On lui répondit qu’il habitait chez les animaux sauvages, loin des humains. Il se résigna à se rendre sur les lieux. Au bout d’une journée éreintante, il atteignit les premiers sommets, un lieu grouillant de bêtes sauvages et domestiques de toutes espèces. Même celles réputées ennemies de nature vivent côte à côte, les chats et les souris par exemple. À la vue de M’Hand, tout ce monde détala dans un bruit d’ailes, de pattes et de cris. Un homme des cavernes sortit à la hâte d’une grotte. M’Hand reconnut difficilement son ancien ami. Il craignait que celui-ci ne l’oubliât, ou qu’il le chassât à cause d’un mot qu’il pendrait mal, vu sa réaction. Il réfléchissait à la manière avec laquelle il l’aborderait.

— Tu as fait peur à mes amis, espèce de monstre ! dit Mediaz à l’adresse de l’intrus.

— Je suis un être humain, ton ami, Mediaz, murmura M’Hand d’une voix douce.

— Toi, un être humain ! Ha, ha ! Humain dans la prétention et les apparences, monstre à l’intérieur, de quoi tromper et attirer ta victime.

— Mediaz, c’est moi, M’Hand, ton ancien ami.

— Que viens-tu faire ici ? s’enquit Mediaz, affichant de l’intérêt plus par respect.

M’Hand lui parla du mort qui s’était levé deux fois et des malheurs qui s’abattaient sur eux tous. Mediaz cherchait un lien entre l’Oracle et les événements et se remémorait l’histoire d’Azeka avant et après la conquête des Arabes et du règne de leur fils spirituel Varani.