Kinane Saïd & fils

Je parle du village Megheira, en rapport avec la guerre de Libération contre le colonialisme français. Il faut reconnaître que les malins et les forts sortiront toujours vivants et riches, voire glorieux. Certains ont obtenu la pension mensuelle de combattant, une petite fortune, et acquis une gloire de braves, juste en se prenant en photo avec un treillis militaire et une mitraillette de maquisard. Il y en avait même de ceux qui ont servi des figues qu’ils donnaient à leurs bêtes, avec du lait caillé, aux maquisards qui venaient juste pour manger, et en touchent cette pension. Alors que cette famille décimée entièrement ne touche pas un sou et n’est inscrite dans aucun registre ou stèle. Cette situation m’était insupportable, la raison pour laquelle je tiens à rétablir au moins une certaine vérité.

Il est inutile de chercher quelle famille, vous ne la trouveriez jamais sans une aide perspicace, car elle est effacée par tout ce monde qui s’en prétend en tirant la couverture à soi. Moi-même j’étais trompé par tout ce monde qui se faisait l’éloge de lui-même et de l’héroïsme des maquisards. Je dois mon idée de recherche à Ouziane Henane, la seule personne qui parlait à l’occasion de la cause de la mort des quarante et quelques victimes du village, pendant la guerre de Libération, dont la majorité était des civils qui se trouvaient au mauvais lieu et au mauvais moment. Ouziane ne machait pas ses mots ; plutôt, il le disait, pour certains d’entre eux, avec sa manière corrosive qui mordait pas mal de villageois et en faisait rire d’autres. On disait de mon village un village de martyrs et Ouziane m’a ouvert les yeux.

C’est ainsi que j’ai découvert la famille révolutionnaire, totalement inconnue auparavant, je veux citer la famille Kenane Saïd, dont l’héritier est Boussad, père de Mohand et de Hocine. Ils étaient quatre frères (Hocine, Mohand, Boussad et Ali) et une sœur (Dahbia). Comme beaucoup de familles du village, elle servait le dîner ou à manger aux maquisards, mais un vrai dîner. Hocine, le fils aîné, dit Bab-Jdid, du nom du quartier d’Alger qu’il écumait en tant que « bandit », était mort brûlé dans sa cache près de chez lui à Kninouche. Découvert par des soldats français, vendu ou trouvé par hasard, comme il ne voulait pas sortir, on lui a mis le feu. Il a succombé d’une manière atroce, asphyxié. Paraît-il, étant de la première vague des volontaires, il était entré au maquis en tuant ou en blessant gravement un gendarme ou un collaborateur qui travaillait chez les Français. Il était le premier et le dernier qui a intégré le maquis de cette manière ; tous les autres l’avaient fait comme on entre chez soi. Un jour en rentrant du maquis, il avait tué sa femme accidentellement. Il nettoyait son arme en famille puis une balle partit et tua sa femme sur le coup, une voisine dont un parent était mort dans le maquis. Mohand était tué lors d’une embuscade dans les montagnes du Djurdjura, très loin de chez lui. Boussad avait fait de la prison en Allemagne, puis à la Libération il a rejoint la France comme beaucoup de bougres, dont mon père, un maquisard qui cite comme témoin Omar Kettane et Mouloud Kissoum, connus maquisards et membre du FLN d’après-guerre. L’armée française a détruit à cette leur seule maison. Dehbia aussi, leur sœur unique,  a perdu son mari Belaid Korso, le père de Salah et Belaïd, au maquis. Comme les maux se succèdent sans arrêt chez le pauvre malheureux, l’épouse de Boussad souffrait aussi de dépression après quelques années de vie avec sa nouvelle famille. Pour finir, Ali, le plus jeune, était un malade mental qui n’a jamais repris son équilibre. Il trimait à Boufarik, très loin de chez lui, et envoyait tout son argent à son père pour qu’il lui trouve une femme et le marie avec elle. Le jour J, Ali découvre que son père a dépensé son argent jusqu’au dernier sou dans les besoins de la maison et autres. J’ignore si cela s’est passé pendant la guerre ou après la Libération. En tout cas il fait une dépression violente et jamais il n’a repris. Il meurt en 1989 de sa maladie et dans un dénuement total. Je me rappellerai toujours de sa phrase qu’il criait à la face des villageois lors de ses crises et qui sonnait comme une sentence : « Zariâa Lvaq », qui veut dire « graine de nuisibles ».

Voilà comment la famille rêvée de tout Kabyle, en l’occurrence quatre garçons et une fille, un héritage des temps passés, faillit se désintégrer à cause de son sens élevé de l’honneur.

À l’exception de Dehbia qui touche une pension de veuve de martyr, la famille Kenane, rien de rien, ni sou, ni reconnaissance, même de la part de la population villageoise qui adulait les familles des « maquisards » vivants et attribuent le titre de famille révolutionnaire aux autres. Hocine, le neveu des deux martyrs, avait remué ciel et terre pour retrouver le lieu où était mort son oncle lors d’une embuscade, sans retrouver le corps parmi les nombreuses tombes qu’il faudrait identifier avec un test ADN qui coûtait les yeux de la tête.

Aucune comparaison possible au village. Cela me rappelle la famille de Mohand Idir Smaïli, un autre malade mental qui dormait souvent dans les champs, une fois au milieu d’une marre d’eau en hiver et sans tomber malade, qui y a perdu son père, ses oncles et d’autres membres de sa famille, y compris leur ferme, alors un signe de richesse. Cependant on a baptisé du nom de ses oncles le lycée de son village, Djemâa Saharidj.

J’affirme sans hesiter que tout premier édifice ou toute stèle qui ne porte pas le nom de « frères Kenane » est une injustice qui appelle réparation.