Genre inclassable
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Le Je, qui est vous, moi, eux, est un jeune humaniste en proie aux problèmes existentialistes. Refusant de réfléchir par le prisme des autres, fussent-ils des prophètes, voulant se libérer totalement de sa situation de dominé (par ses sentiments), tantôt il croit en Dieu, tantôt il est athée, souvent il se remet à la mère Nature. Mais sa quête du Créateur ne lui laisse aucun répit. En parallèle, en être humain qui pense que la vie est une exception que l’on doit chérir, il tente d’aider son prochain, les seuls moments où il sentait de la joie, de la sérénité.

L’intrigue est un voyage dans l’au-delà. Un ange vint l’emmener pour qu’il voie ce qu’endure l’homme après sa mort physique. Et ce qu’il découvre lui donnait des frissons, bien qu’il en soupçonnât un bout. L’homme a-t-il tout faux de sa vision de l’au-delà ? Des prophètes moisissent-ils en enfer ? Comment sont-ils cet enfer et ce paradis ?…

 

« Même la plus profonde méditation n’a de sens que si elle se rapporte à l’existence de l’homme ici et maintenant »
Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique

 

1

Cette nuit, une forme m’était apparue en songe. À moitié humaine mais ni homme ni femme, ni blanche ni autre, plutôt d’un teint que je n’arrivais pas à définir, cette vision sema le trouble au plus profond de moi-même. Pourtant, je considère le songe un terrain des tensions refoulées de la journée avec une fenêtre sur le passé dont le mal peut avertir sur d’éventuelles conséquences à l’avenir.

J’activais en bénévole, en mes moments libres, dans un organisme de charité qui distribuait le Panier et la Soupe aux nécessiteux. Je voulais tellement faire quelque chose pour ces malheureux. Peut-être ce souhait était-il à l’origine de l’apparition.

Dans le local on distribuait le panier pour les foyers et les couples en difficulté. La plupart avaient des mines abattues de gens désespérés. On aurait dit la fin du monde pour eux. La distribution des repas, dans la cantine, se déroulait dans le même climat de désespoir. On faisait la file et mangeait en silence. Avec des apparences à la limite du repoussant, de certains, on affichait des yeux hagards ou un regard perdu dans la soupe ou ailleurs. Il était rare de voir un sourire et quand il se produisait, c’est un demi-sourire qu’on retirait vite ou que l’on gardait figé longtemps après.

C’était l’hiver et cette année il était rude. Les lieux de distribution des dons étaient pris d’assaut. Il y venait des clochards, des alcooliques, des malades mentaux, et des salariés ou des avares mais en nombre réduit. Nous n’osions pas leur demander de justificatif. La (vraie) charité se fait ou ne se fait pas ; elle se passe du reste.

Hélas, il restait dehors une frange de nécessiteux, les sans-abri qui refusaient de dormir dans les centres d’accueil et de manger dans les cantines des organismes de charité, et préféraient les coins sombres, déserts, isolés. On avait beau les ramener serait-ce pour y dormir, ils repartaient le lendemain ou quelques jours après sans revenir. On ne pouvait prévoir où ils se trouvaient d’autant plus qu’ils nous fuyaient. Ceux-là, on les servait sur place.

Cette journée, c’est à moi de les servir dans le secteur sous la tutelle de notre groupe. Je chargeai à l’arrière du véhicule la grande marmite étanche pleine de soupe chaude et trois gros cartons, l’un contenant le pain découpé en tranches, un autre les paniers, le troisième les assiettes jetables pour la soupe.

Je parcourus notre itinéraire à leur recherche. Je trouvai le premier écroulé entre deux récipients à ordures, recouverts de morceaux de carton. Il faisait nuit et l’éclairage des lieux ne fonctionnait pas, mais je voyais aux lumières des logements. Je descendis du véhicule et m’approchai du corps toujours inerte. L’odeur de l’alcool me remplit les narines. Le malheureux dormait. Je tâchai de le réveiller en le remuant délicatement avec la main. Il ne bougea pas. Je forçai sur le mouvement. En vain. Je lui laissai un panier et partis.

Le second malheureux, à quelques centaines de mètres, était allongé sur le bord du trottoir. À la vue des phares du véhicule et de ma silhouette qui marchait en sa direction, il se cacha le visage avec les avant-bras et resta figé. Il devait être un malade mental en crise ou un toxicomane en manque. J’eus beau l’interpeller gentiment et lui décliner mon identité, il se détournait de moi sans me dire un mot. Pour ne pas ajouter à sa terreur, je déposai devant lui sa ration et partis.

La ronde était fructueuse. Je servis quelques dizaines de malheureux, dont beaucoup étaient heureux de me voir. Je rentrai le cœur chaud, avec le sentiment du devoir accompli pour cette nuit.