Les bêtes, mes amies

Les bêtes réveillent et aiguisent la sensibilité de l’enfant et l’aident à communiquer avec autrui.

L’âne ou le bourricot
Désertée par les mâles adultes pour l’émigration vers la France, dès la Libération du pays en 1962 et surtout suite à la déconfiture totale du maquis du FFS en 1965, la Kabylie était en proie à la violence de tous poils. Comme tous les garçons doux et sans protection masculine (de préférence un méchant), surtout de cette époque sauvage, j’ai été, pour ne pas dire souvent, la cible des garçons « méchants » de mon quartier, certains plus âgés. Je reconnais que j’ai dû perpétrer de ces lâchetés, mais des petites, sur des plus faibles que moi. Mes seuls amis alors, à qui je dois une partie de mon côté communicatif, sensible et humain, étaient les animaux domestiques au nombre de quatre.

Mon animal préféré, qui m’a procuré beaucoup de plaisirs, enfant et adolescent, est sans doute l’âne. Me mettre sur la selle était mon grand plaisir tel qu’un jour je l’ai payé cher. En rentrant, à la tombée de la nuit, j’ai trouvé un âne sur mon chemin ; je n’ai pu résister à l’idée de le monter alors qu’il était sans selle, autrement je tenais bien. Il s’est tout de suite mis à sauter dans tous les sens jusqu’à m’éjecter de son dos, tombant sur mon derrière sur un sol dur. Sur le coup j’étais paralysé pendant plusieurs minutes puis tout est rentré dans l’ordre. Mais, dix ans plus tard, j’ai écopé d’une sciatique du côté de la chute, qui a affecté mon dos et mon bassin. Je n’ai jamais voulu à la bête, je ne l’ai même pas injuriée même à chaud, le contraire de beaucoup d’autres qui la maltraitaient sans hésiter.

Toutefois, ce n’est pas seulement pour cela que j’ai choisi l’âne comme ma bête préférée. C’était sur son dos que nous transportions tous les matériaux qui ont servi à la construction de la maison ou de la nouvelle maison. C’était sur son dos que nous cherchions toute l’eau que nous utilisons, soit au village, la nuit ; soit dans les villages voisins, notamment à Djemaa Saharidj (dont je remercie toutes les personnes qui nous laissaient la puiser dans leurs fontaines et nous aidaient au besoin). Sans cette bête, il n’y aurait pas eu de vie dans les montagnes escarpées de la Kabylie.

Hélas ! non seulement nous ne lui sommes pas reconnaissants, mais aussi nous utilisons son nom pour désigner des individus sans intelligence et fauteurs… Comme nous sommes ingrats ! Cette bête mérite qu’on lui consacre une journée commémorative en Kabylie, qu’on fêtera avec faste, joie et fierté. Si je survis et que j’ai le temps et les moyens, je l’initierai volontiers.

J’adore l’âne, plus que toutes les autres bêtes, d’où le fond en rose de la photo. Si un jour je possède un jardin en France, j’achèterai un âne et un chien bâtard.

 

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Le Chien
Vous l’avez deviné, ma deuxième bête préférée est le chien. J’en avais deux, du même nom Blek (ne pas confondre avec Black bien qu’il se prononce ainsi), le second après la mort du premier. Au début, je le prenais partout avec moi puis j’ai changé d’avis, car il commençait à se relâcher, à disparaître pour ne revenir que le soir, et j’étais incapable de le violenter. D’ailleurs, il était mort dehors, ayant fini par déserter définitivement la maison.

Juste une anecdote. J’avais alors un ami, du nom de Zoubir, un technicien de cadastre, un gentil « garçon », qui avait une peur bleue des chiens. Ce jour-là, je l’ai invité chez moi et tout en déjeunant, Blek, le deuxième chien, pointait du museau au coin de la terrasse pour me dire de lui donner à manger. Il a eu sa ration et c’est mauvais de nourrir un chien plus d’une fois par jour, mais, comme je l’avais habitué à des rations de temps à autre, il ne s’en passait plus. En le voyant, Zoubir sursaute sur son siège puis m’avoue  sa peur… Je l’ai rassuré à propos de Blek et ai appelé ce dernier. Très content, Blek vient auprès de nous pour manger bien sûr, dansant de la queue, sans regarder Zoubir qui le surveillait du coin de l’œil. Alors je lui dis de toucher la main à Zoubir en lui promettant de lui donner un morceau. Il se tourne vers Zoubir et lui tend la patte en le regardant de ses gros yeux doux. Zoubir ne croyait pas ses yeux. Il lui tend la main et Blek dépose sa patte dans sa paume. Depuis ce jour, Zoubir adorait ce chien, un bâtard, mignon et beau à voir même à l’âge avancé. Il ressemble à celui de la photo, tout comme pour les autres bêtes des photos. Je ne les ai pas choisies au hasard. J’étais très attristé à sa mort, comme si j’ai perdu un être cher… 

 

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Le coq ou le poulet
Le troisième c’était un coq, mais en fait le premier que j’ai eu, entre mes six et dix ans. Tellement je l’avais engraissé avec les morceaux de galette et de l’eau, lui seul, car nous avions deux ou trois poules, il attaquait toute personne qui passait à proximité de notre maison, même ma mère et ma grande sœur, sauf moi. Dès qu’il « pensait » que j’étais en danger, il hérissait les plumes, tordait le cou et se préparait à foncer sur le présumé agresseur. Un jour, croyant que ma mère allait me frapper, il faillit lui déchirer le bout de sa gandoura. On me l’a égorgé au premier Yenayer, le Nouvel An berbère. Choqué, depuis je ne me suis jamais lié avec une volaille.

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Le mouton
Au début des années soixante-dix, suite à des économies de mon père émigré, alors que le dinar, une monnaie locale, valait deux fois le franc français, pourtant une devise, on avait acheté un mouton pour l’Aïd, le premier. C’était moi qui le paissais, mon frère était trop jeune quoiqu’il m’aidât parfois. L’ayant habitué à lui donner à manger, il restait toujours à portée de mes yeux. Les autres moutons paissaient au loin ; lui rôdait autour de moi. Les autres garçons étaient obligés de se relayer pour garder les leurs et les faire revenir aux alentours, afin de jouer au ballon dans une plate-forme d’un champ communal, dit Imzigzew. Moi, je jouais sans m’en soucier de lui et à la fin de la partie, il me rejoignait et il était là à brouter à une vingtaine de mètres de moi. Souvent, je n’avais pas besoin de l’appeler ou de le ramener, il me suivait tout seul.

On me l’a égorgé, lui aussi… C’était un vrai cauchemar. Pendant des décennies je n’ai pas touché à la viande de mouton, et le jour de l’Aïd, je me cachais dans la chambre et ne sortais même pas pour les embrassades bidon, jusqu’à la cinquantaine… Depuis, j’évitais comme la peste de me lier avec des bêtes de chair, à la viande consommable.

 

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